Préface

Johan Huizinga, esprit d’un temps, esprit du temps

Sur une photo sépia tirée des archives familiales et conservée aujourd’hui au Letterkundig Museum de La Haye, Johan Huizinga pose à la suite d’une mascarade étudiante qui fut l’occasion pour lui de revêtir un costume du xviie siècle. Rien ne manque. Et la perruque, les boucles à ruban des souliers, l’épée au côté, le jabot de dentelle et les manches à taillades témoignent d’un souci de réalisme dont le sérieux transparaît sur le visage fermé du jeune homme de 22 ans. Le rire n’est pas de mise. La sensation historique, en revanche, se déploie pleinement dans cet épisode où, par le jeu du « retour au temps passé », le jeune intellectuel, comme beaucoup d’historiens après lui le confessèrent d’ailleurs, prenait goût à l’histoire.

« Sensation historique », « esprit du temps », « écriture synesthésique de l’histoire » …, autant de concepts plus ou moins habilement traduits du néerlandais, mais qui permettent de saisir combien l’originalité et la puissance d’évocation de Johan Huizinga furent au cœur de son ouvre inclassable. Si inspirante soit-elle, l’histoire telle que l’écrit Huizinga n’en demeure pas moins quelque peu (et sans doute de moins en moins grâce aux travaux récents suscités par le centième anniversaire du Herfsttij célébré en 2019), intrigante, voire nébuleuse pour un certain nombre d’historiens francophones que la lecture biaisée des quelques traductions disponibles et une méconnaissance de l’intellectuel complet et engagé qu’il fut maintiennent dans des a priori peu conformes à la réalité d’une vie et d’un parcours scientifique pleinement reconnu du vivant de celui qui fut président de la section des Lettres de l’Académie Royale des Sciences des Pays-Bas.

C’est à de nouveaux éclaircissements et à une remise en ordre des informations concernant le monde intellectuel de Johan Huizinga que nous invite le livre de Christophe de Voogd. Issu d’une thèse soutenue en 2013 à l’université de Leyde, intitulée Johan Huizinga et les historiens français, mais dont le contenu avait jusque très récemment échappé aux chercheurs francophones, le livre s’est nourri de cette matière doctorale inédite, sans manquer de la renforcer à la source des nombreuses études qui ont bourgeonné au cours de cette dernière décennie et d’une prise de distance qui permet bien souvent d’affiner les interprétations et même de les nuancer … Et l’on sera sensible au fait que cette réécriture offre la démonstration par l’exemple que le travail de l’historien évolue en fonction du temps, de sa pratique, de sa maturation du sujet. Dans cette perspective spéculaire, Christophe de Voogd s’attaque à un certain nombre de paradoxes qui structurent une oeuvre dont les fluctuations attestent l’adaptabilité d’un homme à une époque et à ses exigences parfois impératives. Ainsi, suit-on les évolutions intellectuelles du personnage, depuis sa jeunesse studieuse et rêveuse dans la campagne de Groningue, jusqu’à sa captivité dans le camp nazi de Sint-Michielsgestel en Brabant … peu de temps avant sa mort survenue le 1er février 1945 à De Steeg en Gueldre. Mais que l’on ne s’y trompe pas. Si les principaux jalons de la vie de l’historien néerlandais sont rappelés tout au long de cet ouvrage, l’auteur ne nous livre pas ici une énième biographie, mais bel et bien une étude ciblée de la construction intellectuelle d’un homme saisie dans le dialogue constant qu’il a établi avec ses pairs et qui fit de lui un interlocuteur internationalement reconnu. Si le projecteur de Christophe de Voogd est braqué sur la France et sur les relations que le professeur de l’université de Leyde tissa avec ses homologues et notamment avec Lucien Febvre et Marc Bloch, force est de reconnaître que l’étude qui se déploie ici va beaucoup plus loin et permet de repositionner ce dialogue franco-néerlandais à l’échelle européenne, tandis que les options historiographiques ne pouvaient se détacher d’engagements politiques oscillant entre nationalisme de défense et rêve d’Europe unie. Huizinga fut, en effet, l’un de ces hommes qui connurent les deux guerres mondiales et qui dans l’entre-deux des années 20 et 30 contribuèrent avec une lucidité impressionnante à alerter des dangers du nationalisme forcené, tout en rappelant en de nombreuses occasions, et notamment dans le cadre de l’Institut International de Coopération intellectuelle, qu’un « esprit européen » fondé sur l’harmonie des peuples, sans nier l’existence des nations, devait s’imposer comme rempart à la barbarie. Cette position intellectuelle, jugée par certains d’une neutralité tiède, reflétait cette volonté de maintenir un difficile équilibre, une reconnaissance de cette « tension polaire » entre sentiment d’appartenance nationale et conscience européenne. La tiédeur ne fut d’ailleurs pas de mise lorsqu’en avril 1933, Huizinga, alors recteur de l’université de Leyde, contraignit l’Allemand et antisémite Johann Von Leers à quitter le congrès étudiant international organisé dans son université. Quelques mois plus tard, il expliquait à Julien Benda que l’Europe s’était construite dans le domaine de l’esprit et prônait la voie de la sensibilité pour permettre aux Européens de se connaître et de s’accepter. Le sensible, autre forme de l’intelligence, largement développé dans Herfsttij, prenait le chemin de la négociation diplomatique … Ces allers et retours constants entre le temps suspendu du monde de l’esprit et l’urgence des enjeux politiques dont on sait combien ils furent dramatiques pour ces hommes aux engagements patriotes qui les conduisirent pour certains, à l’instar de Marc Bloch, jusqu’à la mort, ne cessèrent de rythmer la vie de l’historien des Pays-Bas. Et le travail de Christophe de Voogd est parvenu avec finesse à relever le défi de tenir constamment les deux bouts de cet univers de pensée et d’action. En publiant une matière certes accessible aux néerlandophones, mais peu familière aux chercheurs francophones, en révélant des fonds d’archives totalement inédits, Christophe de Voogd offre, non seulement une mine de réflexions sur l’épistémologie de l’histoire, telle qu’elle se discutait entre grands esprits européens, mais également un trésor de traductions tirées des « archives Huizinga ». Extraits de correspondances, notes, conférences, leçons, etc. révèlent tour à tour les conseils d’un professeur à ses étudiants, qu’il invitait avant tout à critiquer les sources, réservant à leur régime de formation une simple petite cuillère (lepeltje) de théorie, les opinons personnelles sur les efforts de Febvre dans sa volonté de dégager des lois historiques, les réflexions sans cesse remises sur le métier pour dégager une méthode qui finalement s’impose avec les contours de l’intuition (Ahnung), etc. Pour faire entendre la voix de ce pionnier de l’histoire culturelle, initiateur d’une véritable théorie des formes appliquée à l’histoire, « la sensation historique demeure vision, contact, intuition, limitée à des moments de clarté intellectuelle particulière, de pénétration soudaine ». Et l’on comprend qu’un tel aveu devait conduire le même homme à prouver en des centaines de pages sa parfaite connaissance épistémologique, qu’elle soit allemande ou française, pour mieux s’en extraire et affirmer sa simple volonté de saisir l’esprit du temps.

Inutile ici de faire l’inventaire de tous les dossiers ouverts, mais chacun fera son miel du décryptage des grandes préoccupations qui animèrent Huizinga et le vaste réseau d’intellectuels au sein duquel il s’exprima largement : relation entre histoire et identité nationale, entre histoire et mémoire, dialectique de la continuité et du changement, individualisation de la science historique contre ou avec l’appui de la sociologie conquérante, pertinence des périodisations, vaste question des lois historiques face à l’indétermination des causalités, etc. Le lecteur trouvera en effet dans ce livre, à la démonstration incarnée, nombre de pistes de réflexion qui animent encore aujourd’hui l’historien en son atelier. Toujours étayée, l’analyse, il faut le redire, révèle le personnage par l’imbrication des différents cercles auxquels il a appartenu dans une herméneutique que le disciple de Wilhelm Dilthey n’aurait pas reniée. En exposant aux lecteurs francophones l’histoire de l’université aux Pays Bas, les influences de la philosophie allemande, l’ombre de l’histoire de France sur ce petit « pays avec un grand passé », pour reprendre les mots de Kernkamp, Christophe de Voogd fixe la matière dans laquelle s’est enracinée l’oeuvre de ce grand esprit qu’est Johan Huizinga. En ouvrant le spectre de la comparaison européenne, chère à Marc Bloch, il en révèle les subtilités et les nuances et nous introduit dans ces échanges passionnants qui nourrirent la vie intellectuelle d’une époque qui à sa manière, entre espoir de paix et bruit de bottes, avait « l’odeur du sang et des roses ». En tissant des liens entre nombre de ces textes majeurs, non traduits jusqu’ici en langue française, il expose les principes de la « vision du monde » de celui qui fut reconnu comme The most famous man in Holland, et qui par ce travail ample, subtil et très précisément informé, deviendra assurément beaucoup mieux connu en France. Il faut donc remercier Christophe de Voogd pour ce travail d’exception ainsi que Nicole Bériou et Franco Morenzoni pour l’avoir généreusement accueilli dans leur Bibliothèque d’Histoire culturelle du Moyen Âge.

https://www.brepols.net/products/IS-9782503609027-1

 

Élodie Lecuppre-Desjardin
Professeur d’Histoire médiévale à l’université de Lille (IRHiS)
Membre Senior de l’Institut Universitaire de France

Bibliothèque d’Histoire Culturelle du Moyen Âge 24

Collection dirigée par Nicole BÉRIOU et Franco MORENZONI

Dans le miroir de Johan Huizinga

Écrire et penser l’histoire au prisme de la France

 

L’automne du Moyen Âge (1919) est assurément l’un des grands classiques de l’historiographie, et le livre comme son auteur, Johan Huizinga (1872-1945), connaissent une attention internationale renouvelée. Mais force est de constater que l’historien néerlandais demeure en France une référence marginale en dehors du milieu des médiévistes, à la différence de son autre chef d’œuvre, Homo ludens (1938).

Or, la prise en compte de l’ensemble de ses écrits permet de mesurer combien son approche peut éclairer les débats épistémologiques de notre temps. Pionnier de l’histoire culturelle, Huizinga met la force des représentations au premier plan du processus historique ; il pratique et préconise une démarche herméneutique et non causale ou structurelle. Car – et c’est là une divergence majeure avec notamment Lucien Febvre et Marc Bloch – il s’agit moins pour lui d’expliquer le passé à travers ses traces que de comprendre ses acteurs à travers leurs signes. D’où le privilège des sources narratives et iconographiques dans une écriture qui, elle-même, prend la forme du récit : un récit nourri d’abondantes références françaises.

C’est pourquoi le présent livre s’efforce de retracer, à travers les relations de Huizinga avec la France, sa conception et son écriture de l’histoire, notamment dans L’automne du Moyen Âge dont on propose ici une relecture. Mais aussi de regarder la France, son histoire et ses historiens dans le miroir de Johan Huizinga, convaincu que l’on est des vertus d’un regard étranger pour éclairer le débat national.

 

Christophe de Voogd, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé et docteur en histoire, auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours (Fayard), est professeur affilié et chercheur associé à Sciences Po (CHSP).